Pour la lisibilité du texte, nous avons décidé de faire parler Frédérique Tessier et Marie-Laure Stephan d'une même voix, employant le « nous », tant leurs propos s'entremêlent, à l'image de leurs actions.

 

Frédérique  et Marie-Laure, pouvez-vous vous présenter ?

Nous sommes les deux bras du service Passerelles du Festival d'Aix-en-Provence, dont l'objectif est l'ouverture au public le plus large possible, le plus varié possible, de l'offre artistique, mais aussi technique, offertes par le Festival et l'ensemble de ses équipes.

Marie-Laure est en charge du service socio-artistique et développe relations et projets avec le tissu associatif et les institutions sanitaires et sociales du territoire. Frédérique est responsable du service éducatif et des liens et projets en direction du monde scolaire et universitaire. Nous partageons le même bureau et travaillons en étroite collaboration.

 

Pouvez-vous nous parler des différents aspects de votre mission ?

Nos modes de fonctionnement sont sensiblement les mêmes : toutes deux proposons des parcours de sensibilisation à nos publics - parcours qui se ponctuent par les pré-générales auxquelles ils assistent : nos publics réunis constituent un public mixte, interculturel, intergénérationnel, dont les artistes apprécient particulièrement la spontanéité. En préparation de la venue au spectacle, nous travaillons avec une diversité d'intervenants qui rencontrent les groupes toute l'année pour des actions de sensibilisation.

La sensibilisation passe aussi par la pratique artistique, dans toutes les disciplines, bien sûr, mais aussi par la découverte des métiers techniques grâce aux rencontres avec les professionnels des ateliers de construction de décors et de costumes de Venelles : cela permet plusieurs voies d'accès au monde de l'opéra, ce qui est particulièrement important pour les élèves, les jeunes et les publics inscrits dans un parcours d'insertion professionnelle, un projet de réinsertion….

Nos publics croisent aussi les jeunes artistes de l'Académie, et ce sont des rencontres également très enrichissantes pour ces derniers : rencontrer les publics de Passerelles devient constitutif de leur métier, qui ne consiste pas seulement à chanter ou à jouer d'un instrument, mais également à se demander pour qui on fait cela, et in fine à transmettre les clefs du spectacle vivant.

Les spectacles pédagogiques, faciles dans leur forme, conçus pour le public de Passerelles en lien avec les artistes de l'Académie, fédèrent ces différents publics scolaires et associatifs, tout comme les projets participatifs du Festival, qu'ils soient très ambitieux (comme Le Monstre du Labyrinthe ou Orfeo & Majnun), ou moins visibles.

Orfeo & Majnun a fait la synthèse de 10 années de projets de sensibilisation, de pratique, d'expériences, d'initiatives au sein de Passerelles comme au sein de l'Académie, et a permis de donner à voir ce que tout cela voulait dire à travers un projet artistique. 

Ces grands-messes créent des liens, invitent à une aventure exceptionnelle traversée ensemble, mais toutes enthousiasmantes qu'elles soient, elles  ne doivent pas être trop fréquentes, car il est important après de revenir sur le terrain, de consolider les liens, de revenir à la sensibilisation, de prendre le temps de se nourrir de cette expérience pas ordinaire.

Nous avons un même département et 2 services très ancrés dans le territoire, ayant chacun une expertise fine de leur domaine, c'est d'une importance capitale pour pouvoir développer la mixité et la rencontre entre nos publics et nos partenaires.

Ces derniers nous imposent des temporalités différentes, mais nous parvenons tout de même à organiser des temps de rencontres entre eux (formation, journées thématiques, présentation de saison…) qui sont des moments clefs.

Nous sommes toujours en lien l'une avec l'autre, dans le même bureau, nous saisissons toutes les occasions de faire des projets communs, d'élargir toujours le champ des possibles. Par exemple cette année, nous avons organisé un parcours commun sur toute l'année entre une classe de lycée pro en soins à la personne et les pensionnaires d'un EHPAD (Etablissement d'Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes) : outre leur découverte de l'opéra, les étudiantes sont amenées à prendre la mesure de l'impact de la pratique culturelle sur les soins au grand âge. Qui sait, leur pratique professionnelle en sera-t-elle peut-être modifiée ?

Tout commence par les liens entre nous.

Que pensez-vous de ce positionnement : encourager une pratique artistique commune pour créer du lien social ?

C'est capital. La culture c'est ce qui nous relie tous.

Il est normal que nous, Festival d'Aix,  proposions que chacun, avec sa culture propre, puisse se rencontrer autour d'un projet exceptionnel (ce qui ne veut pas dire élitiste). La médiation va de soi, on ne devrait même pas avoir besoin d'en parler, si nous ne sommes pas vecteurs de liens entre tous les pans de la  société, il ne se passera plus rien. Il est normal de participer à ce mouvement, ce n'est pas possible autrement. Si l'on oublie la frange de ce qui est constitutif de notre société, tout va s'éteindre.

Mais attention, soit il s'agit  d'une initiative globale, agir pour la cohésion sociale, soit on ne peut pas bouger. Le contenu de l'action culturelle, on sait faire, mais nous savons aussi que ce qui est primordial, c'est ce qui va autour : nous avons besoin de tous nos partenaires, enseignants, institutionnels, associatifs, politiques. Nous nous attachons à mettre en réseaux tous ces gens qui ont les mêmes engagements que nous, tissu associatif, enseignants, avec qui l'on travaille, on parle, et qui font que ça marche. Si ces réseaux disparaissent, on ne peut plus rien faire.

C'est notre but, mais rien n'est jamais acquis, il y a des questions récurrentes, dont certaines cruciales : la mobilité, les tarifs …

 

Quelles sont les conditions de la réussite de ces projets participatifs ?

Tout d'abord, une connaissance intime du territoire.

Ensuite, il faut du monde pour accompagner le projet du début à la fin, des intervenants bien choisis, de qualité, avec une capacité à entrainer, à tisser des liens avec le public.

Tous les projets doivent être valorisés lors de manifestations publiques.

Cela fonctionne lorsque l'on associe plusieurs initiatives.

Il est très important qu'au départ le projet ait été pensé de bout en bout : à commencer par l'écriture d'une dramaturgie, d'un récit, étape indispensable. Dès la conception du projet, il faut penser aux thèmes abordés, aux approches des intervenants, à quel territoire, à quel âge, à quelle cible on s'adresse, de quelle façon l'on va parler du projet.

Il faut animer le réseau d'intervenants, le maintenir, le nourrir, écouter ses propositions,  qu'il y ait beaucoup d'allers-retours, être en soutien. Etre en direct les uns avec les autres.

L'accompagnement des participants se fait au cas par cas par nos intervenants, qui sont en relation étroite avec tous les publics, entendent leurs demandes.

Chaque projet est accompagné, il ne s'agit pas de prêt-à-consommer, nous sommes sur le terrain le plus possible, nous pouvons réagir si le projet ne part pas dans la bonne direction, nous adaptons sans cesse, car le public n'est pas captif , il faut le garder.

Ce qui se passe est souvent différent de ce que l'on avait imaginé ! Par exemple, s'il y a beaucoup d'abandons, nous sommes alors face aux questions : pourquoi ? Comment aller rechercher les disparus ? Comment adapter la proposition pour qu'ils ré-accrochent ? Comme dans toute recette, il y a des ingrédients indispensables, et les assaisonnements peuvent varier. 

Mais nous avons aussi beaucoup de fidèles, et nous essayons de renouveler le public pour l'étendre, quitte à inventer des outils qui en attirent de nouveaux.

Nous aussi évoluons dans nos pratiques. Nous ne ferions plus les choses comme nous les faisions il y a 10 ans. Il y a les objectifs que l'on se fixe, des publics qu'on veut atteindre que l'on ne connaît pas du tout et que l'on apprend à découvrir au fil des ans (ex : lycée professionnel).

Au cœur de Passerelle, indispensable, il y a l'implication sans réserve de nos partenaires.  S'il n'y a pas une équipe avec un référent ou une personne pour faire le lien, rien ne marche.

Malgré les contraintes nous arrivons très bien à travailler ensemble, à force d'ajustements permanents entre institutions, partenaires, et nous-mêmes.

 

Vous arrive-t-il de travailler plusieurs années de suite avec les mêmes personnes ?

Très fréquemment.

Avec les mêmes partenaires, pas forcément avec les mêmes personnes. Dans le cadre scolaire, c'est naturellement difficile, puisque les élèves changent de classe, en principe !

Dans le cadre socio-artistique les gens bougent aussi beaucoup.

Néanmoins il arrive que des groupes se perpétuent. Nous avons eu par exemple d'intéressantes expériences de long terme avec des institutions psychiatriques. Des ateliers vocaux existent depuis de nombreuses années avec un noyau fixe de patients fréquentant la sociothérapie à l'hôpital Montperrin (Aix).

Le fait d'avoir des fidèles depuis 5 ans nous oblige à nous renouveler, à tous les niveaux, pour entretenir la motivation.

C'est difficile d'envisager un travail pérenne avec des groupes très importants, car cela demande à tous beaucoup d'implication et de travail. Il faut rester réaliste.

Quels effets constatez-vous que produisent ces projets ?

D'abord notre propre plaisir à les concevoir, à les mener jusqu'à la réalisation finale.

La satisfaction des partenaires  qui se mesure au succès des  adhésions, des formations, des présentation de saison : même pas convoqués, ils viennent en masse.

Pour ce qui concerne les intervenants : chaque étape est valorisée par les retours que l'on fait, leur engagement n'est pas vain et ils peuvent le constater. Ils se rendent compte que cela fait sens, que les participants sont investis.

Ce mélange des mondes crée aussi une ouverture de réseau, profitable à tous, cela ouvre beaucoup de portes.

Nous avons une chance incroyable dans notre métier car nous rencontrons toute la société dans sa diversité : école, hôpital, prison, institution psychiatriques, les structures d'insertion, les publics RSA, toute la société : cela nous nourrit. Cela donne envie que tout le monde puisse connaître cette expérience, croiser autant de diversité, et il faudrait commencer par certaines institutions…

Les résistances que l'on constate dans notre société viennent de l'ignorance, du fait qu'on ne se rencontre pas, que l'on se fabrique des fantasmes.

 

Quelles difficultés rencontrez-vous ?

On en rencontre tout le temps.

Les raisons : le sujet du projet n'a pas séduit, convaincu ; artistiquement on s'est trompé de cible, ou bien les artistes n'ont pas trouvé leur place, une écriture n'était pas adaptée aux amateurs, un planning complexe qui freine l'adhésion des participants au projet. Il est important de mettre les objets artistiques au bon endroit.

 

Comment faire pour avoir un résultat de qualité avec des amateurs ?

Tout d'abord, et c'est capital, l'écriture doit être adaptée aux interprètes, qu'il ne faut  pas mettre en danger. Il ne faut pas oublier que le but est la qualité, ils doivent pouvoir être à l'aise.

Il faut prendre en compte le temps d'apprentissage, (long car ils ne sont pas  lecteurs de la musique), le temps d'intervention, s'il y a mise en scène ou pas, la disponibilité demandée. L'exigence doit être réaliste.

Il faut un accompagnement privilégié, car l'on a à faire à des amateurs non rémunérés qu'il faut choyer : accueil, catering, café, limite massages ! Ne pas oublier qu'ils ont décidé d'être là, qu'ils donnent de leur temps personnel.

Ils ne doivent pas être considérés comme de simples instruments, comme la caution d'un projet participatif, mais ils doivent appartenir au projet à part entière.

On doit leur faciliter l'entrée dans le processus de création (par exemple, demander la partition 6 mois avant pour qu'ils aient le temps de l'apprendre).

Il faut les écouter, éventuellement prendre en compte  ce qu'ils nous signalent et à quoi nous n'avions pas pensé.

 

Quels conseils donneriez-vous pour créer les conditions d'une vraie rencontre entre publics différents ?

Tout dépend de la taille de l'équipe qui porte le projet, car c'est lourd. Nous, nous sommes suffisamment nombreux pour ce type de projet.

Connaître les terrains, faire des aller-retours sans cesse,  être certain que le projet est bien compris, être conscient que l'appropriation du projet prend du temps : se demander « est-ce possible de le faire, de bien le faire ? »

Au sein d'un établissement scolaire, cela demande un comité de pilotage. La mise en place d'équipes pédagogiques motivées peut prendre plusieurs années, mais il ne faut pas oublier que les gens bougent, même lentement, il faut leur laisser ce temps-là.

Il vaut mieux commencer par un petit projet, court, avec un bon résultat : le sens de la démarche réussie est compris, on recommence,  les autres suivent. S'il s'agit d'un projet dans le cadre scolaire, ne pas oublier que les enseignants portent ces projets en plus du reste.

 

Comment aller plus loin ?

Il faut développer les mises en réseau entre partenaires, institutions d'un même territoire, mettre les projets en lien, organiser un accompagnement à l'autonomie.

Dans tous les cas, ces projets sont toujours féconds.

Il faut se dire que 10 ans passent vite, et que toutes ces petites initiatives qui se rassemblent finissent par changer les choses.  

Il faut savoir privilégier la qualité d'un projet, plus que l'ambition.

 

Sachant que des projets d'envergure européenne tel Orfeo & Majnun ne sont pas réalisables chaque année, plein de petites gouttes d'eau, c'est bien aussi, à condition qu'elles se rassemblent, telle pourrait être notre conclusion.